L’auteur : Rodrigue Murzeau est élève administrateur territorial à l’INET. Originaire des Mauges dans le Maine-et-Loire, il s’intéresse particulièrement à la ruralité, à l’action sociale et aux affaires culturelles. Il a réalisé son stage thématique au Conseil Départemental des Côtes-d’Armor entre septembre et novembre 2018.
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Une femme, assise en majesté comme une Vierge de Giotto, cheveux tressés comme une gauloise d’Uderzo ; une serpe dans la main, une barque dans l’autre ; un titre, dans l’énigmatique dialecte breton : Armor & Argoat. La Mer et la Terre, tel est le titre, en français, de la gigantesque allégorie de la Bretagne de Jean Bouchaud, achevée en 1937.
Armor, argoat ; argoat, armor ; les mots comme un grelot résonnent dans l’imaginaire du costarmoricain de passage.
Situées sur la péninsule armoricaine, les Côtes-d’Armor longent une grande partie de la côte nord de la Bretagne. Limitrophe du Finistère à l’ouest, du Morbihan au sud et de l’Ille-et-Vilaine à l’est, le département ne peut guère être plus breton. Et, en effet, à l’image de la Bretagne personnifiée de Bouchaud, les Côtes-d’Armor se vivent entre terre et mer.
Argoat. Au cœur des vallons de Lamballe Terre et Mer, un village couronne depuis le XIème siècle une modeste colline. Il s’agit de Moncontour, Petite Cité de caractère et parmi les Plus Beaux Villages de France. Toujours encerclée de remparts, la place forte du duché de Penthièvre au XIIème siècle vit aujourd’hui sous le règne de la quiétude. Elle n’est jamais si pittoresque que lorsque le soleil en réchauffe les pierres grises et fait jouer la transparence des vitraux réputés de son église Saint-Mathurin.
Armor. Village Préféré des Français en 2015, Ploumanac’h ne manque pas moins de charme. Ce bourg de Perros-Guirec s’est affirmé depuis des années comme une étape touristique incontournable. La vue de l’oratoire Saint-Guirec à marée haute, comme un temple à la dérive, est unique. Sur la pointe du Skewell, les blocs de granit rose aux formes étranges et suggestives semblent l’œuvre d’un peintre surréaliste.
Armor, argoat ; argoat, armor. Est-il une ville mieux placée pour rassembler la terre et la mer que la capitale des Côtes-d’Armor elle-même ? Construite sur une colline, Saint-Brieuc n’a pas un accès aussi immédiat à la mer que sa voisine Plérin. L’océan est accessible en contrebas de la ville, par le port du Légué, un quartier balnéaire et maritime que la ville cherche à développer et à mettre en continuité du centre-ville. Ce dernier ressemble plutôt aux cités d’Argoat, avec ses pierres fortes, ses maisons à colombages, sa cathédrale Saint-Etienne aux tours fortifiées percées de meurtrières, et sa place du Martray qui chaque mercredi s’anime d’une fréquentation dense pour y déguster les incontournables galettes-saucisses.
Armor. Au large de Paimpol, surgissent de petites îles, çà et là, fendant les vagues, comme une parcelle de terre qui se serait éclatée dans l’océan. C’est l’archipel de Bréhat, composée d’une centaine d’îles, et inestimable patrimoine naturel du département. Avec son microclimat et ses couleurs, l’Ile aux Fleurs a tout d’un paradis ensoleillé au large d’un monde pluvieux. On peut tout ignorer des camélias, des hortensias et de l’agapanthe, mais il est difficile de résister au parfum singulier de cette île, à ses paysages presque coloriés, et à l’authenticité de ses bâtiments, tels le moulin à marée du Birlot.
Argoat. Côté terre, le règne naturel appartient moins au végétal qu’à l’animal. En effet, les Côtes-d’Armor constituent l’un des premiers départements agricoles français, particulièrement fort dans le domaine de l’élevage de volailles, de porcs et de bovins laitiers. L’agriculture, l’une des plus anciennes activités de l’être humain, connait aujourd’hui une heure de forte transition. Ainsi, comme dans l’ensemble du pays, la taille des exploitations augmente (en Côtes d’Armor, elle se situe en moyenne à 46 ha), souvent au dépit des plus petites d’entre elles – et de leurs exploitants. La guerre des prix entre agriculteurs et avec les industriels de l’agroalimentaire fait rage. Nombreux sont celles et ceux, en particulier dans les domaines du porc et du lait, qui ne peuvent plus vivre de leur métier, pourtant si contraignant. Face à la crise, le Conseil départemental vient en aide à de plus en plus d’entre eux. Force est de constater que – malgré une population croissante à nourrir – les horaires étendus, les investissements conséquents et la sueur quotidienne ne sont que peu récompensés. Est-il juste d’affamer ceux qui nous nourrissent ?
Armor. Les défis ne sauraient manquer également sur le littoral. L’enjeu écologique en est un. Longtemps, façonnés par l’esprit marin, les hommes des côtes bretonnes ont craint l’océan, ce monstre bosselé et colérique, capable d’engloutir à jamais des équipages entiers. Aujourd’hui, peut-être est-ce à l’océan de craindre l’humain, que l’ambition et la consommation ont rendu dangereux.
Argoat. Les solutions viendront-elles des landes du Mené ? Cette communauté de commune devenue commune nouvelle en 2015 s’est lancée un défi majeur pour la transition énergétique : devenir un territoire à énergie positive d’ici 2025. S’inscrivant dans la continuité d’une ruralité dynamique et responsable initiée dans les années 1960 par Paul Huée, les citoyens proposent des innovations inspirantes. En recyclant le lisier des entreprises agricoles en biogaz, puis en électricité, ou en installant des éoliennes dont plus de 130 ménages du Mené sont actionnaires, la commune avance vigoureusement vers son objectif, s’élevant au rang d’exemple pour le département et le pays.
Armor, argoat ; argoat, armor. Ici plus qu’ailleurs la nature a su se montrer hostile, impétueuse, imprévisible, soumettant les humains à sa puissance. Ici plus qu’ailleurs, les femmes et les hommes ont tenté de la contenir, de bâtir malgré elle, de la dompter. La nature a toujours pu détruire l’humain : mais voilà que ce dernier la menace chaque jour un peu plus. Qui domine l’autre ? Qui est le plus puissant ? En réalité, la question n’est plus ici, ce combat millénaire semble révolu pour laisser place à une question nouvelle : qui est le plus faible ? Planète et humain : tous deux sont ensemble à la fois la tempête destructrice et l’équipage en détresse. Comment l’un et l’autre peuvent-ils s’entendre enfin pour se sauver ensemble ? D’un nouveau contrat écologique avec la nature de terre comme de mer il n’est pas à attendre un partage du pouvoir, mais bien le partage de la fragilité.
Argoat. Résistant inlassablement aux assauts de l’océan comme à ceux des ennemis, le granit et toutes les terres d’argoat se sont forgés un caractère opiniâtre, persévérant et ambitieux. Un caractère, somme toute, très breton.
Armor. La mer est pleine de couleurs. Elle est bleue lorsqu’à midi elle se fait miroir du ciel ; elle est ocre à l’heure ou le soleil y fond ; elle est verte quand la lumière en reflète les algues ; elle est noire mais sonore lorsque la nuit la drape ; elle est rose de sa transparence glissant sur le granit ; elle est blanche d’écume au bord des plages tranquilles ; elle est grise enfin lorsque le vent du nord la déchire sur les falaises brunes.
Armor, argoat ; argoat, armor. Sur la crête, certains voient une violence, une bataille incessante entre les éléments ; d’autres y reconnaissent plutôt une passion. Tantôt caressante et sensuelle, tantôt violente et déchaînée, la mer nourrit pour la falaise un sentiment contrarié… Si les grands romantiques ont tant aimé la mer depuis la terre, peut-être est-ce parce qu’elles sont toute deux des passionnées.
Argoat. « Viens donc avec nous! nous sommes les divins nomades, les voix errantes, les bouches sonores de l’air. Nous t’apprendrons les rythmes éternels. Tu seras notre disciple bien-aimé. Nous insufflerons en toi notre esprit. Nous t’enseignerons les seules choses qui vaillent la peine d’être sues: le mépris des vains labeurs où s’immobilise la pensée des hommes, l’amour des libres espaces dont vécurent tes ancêtres, et la douce contemplation des étoiles qui les enchanta. » (Anatole Le Braz, Magies de la Bretagne). Ainsi les vents s’adressèrent à un barde.
Armor. « Mais voyez, sous l’écume règne la houle. La Bretagne est ainsi, de son mouvement profond, de ses entrailles d’eau et de sel, de cette longue amplitude, elle bat le ponant, elle cherche, elle fouaille, fouille les rocs du passé pour se frayer une autre route vers son propre cœur. » (Xavier Grall, Le Cheval Couché). Ainsi un barde parla de la mer.
Armor, argoat ; argoat, armor. Les chants Bretons répètent ces légendes nées des forêts profondes et qui, portées par le vent, s’envolent battues par l’océan. La littérature ne s’arrête pas aux falaises. Armor, argoat ; argoat, armor ; et il n’est de langue sans poème.
La jetée se décolore. Comme un navire égaré, le soleil quitte le port où la mer reste amarrée. Le jour s’en va, l’océan demeure. Face au spectacle unique, le passant hésite. Le regard vers le soleil, il rêve de prendre le large vers d’autres rives ; les pieds dans l’océan, il songe à demeurer encore sur cette belle terre d’Armor.