« Ici, c’est Bergerac ! Ici, c’est Bergerac ! » scandent les supporters du Bergerac Périgord Football Club. Leur équipe vient d’égaliser à la dernière minute des arrêts de jeu, à 2 partout en ce 16ème de finale de la Coupe de France. Le but a plongé les deux tribunes du Stade Gaston Simounet dans une telle transe que toute le monde a oublié le froid de l’hiver, les deux divisions d’écart entre Orléans et Bergerac, et, voire même, tous les maux de ces petites villes moyennes rurales, où l’on a trop facilement l’impression que tout décline, que tout se joue ailleurs, et que l’on n’y vit que dans l’indifférence du reste du monde.
Le genre de sentiment que le football peut aider à combattre, en redonnant à ceux qu’il passionne les sentiments de l’espérance, de l’appartenance et de la fierté. Et ce, tout particulièrement lorsque le Petit Poucet se joue de l’ogre, que David surprend Goliath et que les semi-amateurs l’emportent face aux professionnels. Car la victoire ne sourit pas toujours aux plus forts, mais souvent aux plus courageux.
Or, du panache et du caractère, le pays de Bergerac n’en manque pas, lui qui a donné -d’une bien étrange façon d’ailleurs- ce nom si mémorable à Cyrano. C’est sans doute que sa ville centre, Bergerac, a de quoi puiser dans ses racines, son histoire et ses 27 000 habitants, de quoi rayonner suffisamment pour fédérer, dans ce « Grand Bergeracois », 4 intercommunalités, 130 communes, leurs 100 000 habitants et les nombreux terroirs du Périgord Pourpre.
En un regard depuis les hauteurs de Monbazillac, le Bergeracois découvre son paysage tracé par la vallée de la Dordogne, son agriculture, ses vignobles en côteaux, et, en arrière-plan, ces masses sombres de verdure que forment les forêts du Périgord. À elles seules, forêts et cultures couvrent plus de 80% de l’espace. Souvent construites en sommet de collines et pourvues de granges-étables réhabilitées, les maisons de ferme offrent de belles perspectives sur les plateaux boisés et cultivés. C’est peu dire que le Bergeracois est un territoire rural et agricole : il en tire son particularisme et son identité, pour le meilleur et pour le pire.
À mi-chemin entre les vignobles bordelais et les belles roches du Sarladais, plus modeste que l’aire urbaine du chef-lieu Périgueux, le Bergeracois se définit lui-même comme une terre de « Bastides et vignobles », tant il est vrai que ces deux éléments tiennent une place clef dans son patrimoine.
Les Bastides bergeracoises nous rappellent l’histoire du lien particulier qu’entretient le territoire périgourdin avec le monde anglais. Il est en effet de cette partie de la France que la Couronne anglaise acquit au XIIe siècle par le mariage d’Aliénor d’Aquitaine et de Henri II Plantagenêt. Terrain des rivalités franco-anglaises depuis lors, le Bergeracois devint un important théâtre d’hostilités pendant la Guerre de Cent Ans. Dans ce contexte marqué par les guerres entre le XIIe et le XIVe siècles, les Anglais ont bâti 8 des 9 bastides du Bergeracois, ces cités fortifiées aux rues orthogonales et aux bâtisses de pierre qui recèlent encore aujourd’hui une ambiance si particulière. Celle de Monpazier, par exemple, a été qualifiée de Grand Site national dans les années 1990 et fait l’objet de mesures de protection du patrimoine architectural et paysager.
Foyer régional de la réforme protestante au XVIe siècle, Bergerac a ensuite subi les guerres de religions et les persécutions : ses remparts furent rasés, et nombre de ses habitants protestants, des huguenots, durent s’exiler vers la Grande-Bretagne après la révocation de l’Édit de Nantes de tolérance religieuse décidée par Louis XIV au XVIIe siècle. Les Britanniques bergeracois, qui descendent pour certains de ces huguenots, représentent aujourd’hui plus de 15% de la population de villes telles qu’Eymet et Issigeac. Dans ce qu’ils appellent the Dordogne Shire, ils viennent y couler leurs retraites à la campagne, lancer leurs petites entreprises, vendre sur les marchés, et recréer une chaleureuse atmosphère de petite bourgade de château, s’y réunissant souvent autour d’une bière dans des pubs. Certains deviennent même des Gentlemen Farmers.
Alors que le national-populisme en vogue vient de pousser le Royaume-Uni hors de l’Europe, nombre d’entre eux demandent aujourd’hui la nationalité française pour pouvoir rester en France. Dans ses Essais, Montaigne, enfant du pays, écrivait : « J’estime tous les hommes comme mes compatriotes, et embrasse un Polonais comme un Français. Nature nous a mis au monde libres et déliés, nous nous emprisonnons en certains détroits. » Comme lui, ces Anglais, Français d’adoption, n’ont-ils pas raison de refuser de se laisser emprisonner dans les trop étroites frontières de leur « État-nation » ? Ubi bene, ibi patria : là où tu es bien, là est ta patrie.
Bien avant le Brexit, les collectivités bergeracoises avaient développé cette filière anglo-périgourdine comme un facteur de vitalité pour le territoire en augmentant à partir des années 2000 le potentiel international de l’aéroport de Bergerac. Celui-ci dessert bien Londres, Liverpool, Birmingham et Southampton, oui, mais ni Paris, ni Lyon, ni Bordeaux, ni Marseille ! Aujourd’hui, jusqu’à 300 000 passagers, dont 2 tiers de britanniques, voyagent chaque année par ses pistes. Une grande partie d’entre eux viennent visiter la route des vins de Bergerac.
Car s’il n’a sans doute pas la renommée du Bordelais et du vignoble de Bourgogne, le vignoble bergeracois n’en possède pas moins une certaine notoriété et tient une place majeure dans les paysages et l’économie agricole du territoire. Fondé à l’époque romaine et développé par des moines bénédictins au XIe siècle, il représente à ce jour 12 000 hectares de surface viticole, et plus de 40% du produit brut standard de l’agriculture du Grand Bergeracois, soit quelques 125 millions d’euros. Parmi ses 13 appellations se distinguent notamment les vins blancs liquoreux de Monbazillac et moelleux de rosette, ainsi que les rouges de Pécharmant et de Montravel. Fruit d’une complexe alchimie de travail, de climat et de géologie, le vignoble bergeracois se distingue aujourd’hui par une démarche avancée en matière de transition agroécologique, qu’encouragent avec volontarisme les acteurs locaux tels que l’Institut des Vins de Bergerac et de Duras, qui fait partie du collectif Territoires d’innovation de grande ambition (TIGA) porté par la Région Nouvelle-Aquitaine pour sa filière viticole. Près de 16% de ses vignerons étaient engagés dans l’agriculture biologique en 2015, une proportion deux fois supérieure à la moyenne française.
Certes, ce « Grand Bergeracois » a bien de nombreuses failles à son armure. Il pâtit d’un niveau élevé de chômage et de pauvreté. Bien que relativement stable, sa population est vieillissante, puisque près d’un tiers de ses habitants a plus de 60 ans. Son économie repose en grande partie sur les revenus issus du tourisme et de l’immobilier, vulnérables à la conjoncture, et sur les revenus d’aides sociales et de pensions de retraite. Tenu à distance des réseaux d’autoroutes et de TGV, il peine à attirer des actifs qualifiés. Il manque notamment de médecins, et son hôpital connaît d’importantes difficultés. Surtout, n’ayant presque pas d’offre d’enseignement supérieur à proposer, il voit une grande partie de ses jeunes se tourner ailleurs et partir pour d’autres cieux.
Certes, il connaît, comme le reste de la France, la crise du monde agricole. Ses agriculteurs vieillissent, ne trouvent pas beaucoup de successeurs, et les nouvelles installations ne suffisent pas à compenser les cessations d’activité : le nombre d’exploitations et la surface agricole se réduisent, la production locale stagne, les savoir-faire risquent de se perdre pour longtemps. Le changement climatique et l’accumulation des pollutions dans l’eau, l’air et les sols vont compliquer chaque jour la tâche de ceux qui restent.
Mais faut-il blâmer ce petit territoire pour ces problèmes globaux ? Devrait-il se coucher sur le chemin comme une vache malade et attendre la mort ? Y peut-il quelque chose, que la concurrence internationale et les rapports de force dans la filière ont petit à petit sapé et étouffé le revenu des agriculteurs, sauf de ceux qui, obéissant aux lois du marché, ont opté pour une croissance toujours plus forte de la taille de leurs exploitations, et pour des modes de production toujours plus spécialisés, extensifs et artificialisés ? Y peut-il quelque chose, que les pôles d’activité et d’emplois qualifiés de nos économies tertiarisées tendent à se concentrer toujours plus dans des métropoles déjà saturées, vidant les territoires dit périphériques de leurs forces vives et de leurs talents ? Et puis, qui nourrira les métropoles si les campagnes continuent à se vider ? Prenons la Métropole Bordelaise par exemple. Avec les productions de son aire urbaine, elle n’a qu’un jour d’autonomie alimentaire. Elle ne pourra jamais se passer de la production de ses voisines rurales.
Bien sûr que le Bergeracois a raison, en soi, de résister et de se battre pour continuer à exister. Bien sûr qu’il a raison d’engager de nombreux projets pour se renouveler, se développer, se dynamiser. Et de remettre en valeur les rives bergeracoises de la Dordogne, avec ses projets de Voie Verte et de rénovation de son port, d’où partait jadis les gabarres, ces très pittoresques embarcations commerciales, vers la Gironde et l’Océan. Et de protéger ses espaces agricoles et naturels de la pression à l’urbanisation, parce que cette nature et cette agriculture font partie de ses atouts les plus solides. Et de soutenir son secteur agricole avec un projet alimentaire s’appuyant sur les circuits courts et les démarches de qualité engagées à tous les niveaux des chaînes de valeur. Et de valoriser ses terroirs et ses produits en créant des labels et en soutenant sa trentaine de marchés locaux traditionnels. Et de soigner la vitalité de son centre historique en rénovant ses halles couvertes, en permettant la création d’espaces de coworking, et en offrant des jardins partagés et des parcs remarquables à ses habitants. Et de créer des maisons de santé pluridisciplinaires attractives pour les médecins. Et de plaider auprès de l’État pour améliorer sa desserte ferroviaire, voir pour accueillir une université. Cause d’espoir : si ces projets sont conçus selon les caractères spécifiques de son territoire, le Grand Bergeracois partage la volonté qui y préside avec de très nombreuses autres collectivités en France.
« Que dites-vous ? C’est inutile ? Je le sais ! Mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès ! » Lançait le héros d’Edmond Rostand. Le Bergeracois est une terre de légendes littéraires. Celle de l’amitié de Montaigne et La Boétie, dont les écrits continuent d’inspirer les esprits libres et humanistes. Celle du vrai Cyrano de Bergerac, qui doit son nom de poète mousquetaire au château de Mauvières et Bergerac (situé en Île-de-France), où il passa son enfance, et qui avait reçu le nom complémentaire de « Bergerac » en référence au rôle qu’un certain Raymond de la Rivière, qui en fut le propriétaire, avait joué dans la reprise de la ville aux Anglais en 1450. Celle d’une Marguerite Donnadieu qui pris Duras pour nom de plume, en référence aux heureux souvenirs d’enfance qu’elle en garda tout au long de sa vie itinérante. Celle, enfin, d’une certaine Hélène Duc, institutrice, comédienne et metteuse en scène, reconnue « Juste parmi les Nations » en 2005 pour avoir sauvé des Juifs pendant l’occupation nazie. En temps de paix, elle écrivait « C’est sur les bords de ma verte Dordogne que j’ai envie de pincer les cordes et de fredonner toutes les chansons de ma vie. » Cultiver ses charmes de vie, faire preuve d’héroïsme dans ses projets, voilà ce qu’on peut souhaiter au Grand Bergeracois pour les temps à venir.
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Auteur : Michaël Calais est administrateur territorial. Parisien d’origine sud-coréenne, il se passionne pour le développement territorial, la transition écologique et les projets urbains. Il a accompli son projet collectif au sein de la Communauté d’Agglomération Bergeracoise (Dordogne – Périgord) en hiver 2018 – 2019.