Elève administrateur territorial de la promotion George Sand, Jean-Victor ROUX a, notamment, effectué ses stages auprès du DGS de la Métropole européenne de Lille et à la Direction des Ressources humaines de la Mairie de Saint-Denis.
Passionné par la vie politique, Jean-Victor a accepté de venir nous présenter son dernier ouvrage, « Les sentinelles de la République », publié en février 2020.
Ce livre succède, en effet, à « La table, une affaire d’Etat », paru en avril 2017.
Pourrais-tu nous présenter brièvement ton livre, « Les sentinelles de la République » ?
A la suite de mon premier ouvrage, « La table, une affaire d’Etat », publié en 2017, j’ai été sollicité pour en rédiger un autre. Dans le contexte de la préparation des élections municipales de 2020, j’ai trouvé intéressant de me pencher sur la figure des maires, plébiscitée dans le cadre du Grand débat national organisé à la suite du mouvement des « gilets jaunes ». En effet, le mandat de maire est singulier, quelle que soit la taille de la commune – je viens moi-même d’une petite ville de 5000 habitants – car il se noue toujours une relation particulière entre un édile et sa ville. En outre, je souhaitais m’intéresser à des figures nationales, ayant marqué leur ville, en développant une approche historique. Cela me permettait de ne pas interférer avec les élections municipales en cours. Enfin, j’ai pris le soin de conserver “une certaine distance” avec mes sujets, en choisissant des communes avec lesquelles je n’avais pas d’attache particulière.
Je remarque que tu t’es concentré sur des maires élus au cours des 30 glorieuses, portés par une ambition de reconstruction de la France.
La longévité, la postérité, la renommée du maire ont été des critères déterminants dans mon choix de ces figures tutélaires.
A l’origine, je souhaitais traiter de Lyon et de son maire Edouard Herriot. Cependant, j’y ai renoncé, afin de conserver une cohérence sur la période traitée.
Peux-tu nous expliquer la méthode de travail que tu as suivie pour rédiger cet ouvrage ?
J’ai travaillé sur ce livre durant l’année 2019. J’ai réalisé de très nombreux entretiens, car je souhaitais rencontrer des personnes qui avaient réellement connu ces édiles. Néanmoins, je n’ai pas pu le faire pour Pierre Mauroy à Lille, ni pour Jacques Chaban-Delmas à Bordeaux. Le contexte pré-électoral, notamment, n’a pas facilité les prises de rendez-vous.
Par ailleurs, la plupart de mes interlocuteurs n’ont pas souhaité être cités directement dans mon livre.
Cette phase préparatoire a également comporté un travail de lectures et de recherches. Je dirais que 10% de mon temps sur cet ouvrage a été consacré à l’écriture pure.
Pourrais-tu nous parler davantage de Lille, où tu as effectué l’un de tes stages ? En effet, Lille était une ville en déclin quand Pierre Mauroy en est devenu le maire et, aujourd’hui, elle s’inscrit comme une vraie métropole ancrée dans la mondialisation.
Lille est une ville très différente de l’image que j’en avais.
Mon stage m’a permis de mieux connaître cette commune, très dynamique, située à équidistance entre Londres, Bruxelles et Paris.
C’est étonnant, car Lille est une ville relativement prospère, qui compte un grand nombre de cadres et de classes professionnelles supérieures parmi sa population, mais qui demeure historiquement ancrée à gauche.
On peut donc se demander comment elle a pu autant évoluer sans alternance politique.
Mauroy, qui est un natif du département du Nord, s’inscrit dans un héritage socialiste et avait l’ambition de transformer la ville. Pour ce faire, il a mené une action cohérente pendant 20 ans, en essayant de tirer parti au maximum de la situation géographique de la ville.
Peux-tu nous parler de « l’affaire des plans reliefs » ?
Lille est marquée par une mémoire et une histoire militaire.
Au 18ème siècle, il y avait des ateliers de plans reliefs, réalisés à la main sur de très grandes surfaces, que l’on pourrait quasiment qualifier d’œuvres d’art.
Pierre Mauroy a demandé à Jack Lang, alors Ministre de la Culture, de valoriser ces plans reliefs en les transférant à Lille. Cependant, cet épisode a eu lieu en 1986, lorsque la droite est revenue au gouvernement.
Le nouveau gouvernement étant opposé à ce transfert, Pierre Mauroy est parvenu à défendre son projet en mettant en scène une opposition avec l’exécutif, qui lui a permis de se camper en défenseur des Lillois face au pouvoir jacobin, jusqu’à la caricature. Cette stratégie a payé puisque Lille a pu conserver les plans reliefs qui venaient d’être transférés.
Pourrais-tu nous expliquer la stratégie de conquête du pouvoir utilisée par Jacques Chaban-Delmas à la Mairie de Bordeaux ?
Comme Gaston Deferre à Marseille, Jacques Chaban-Delmas n’est pas natif de Bordeaux. Comme lui, il est issu de la Résistance.
Mais, à la différence de Deferre, Chaban-Delmas, bien que gaulliste, accepte de parler à tout le monde pour parvenir à s’implanter.
En effet, cette terre d’Aquitaine n’est pas ancrée à droite. Pour autant, Bordeaux a alors le besoin de redorer son blason après la compromission de son ancien maire socialiste dans la collaboration.
Chaban-Delmas démontre une capacité à partager des lignes de convergence avec d’autres partis politiques et à construire son action municipale en associant toutes les bonnes volontés.
Chaban-Delmas se démarque également par :
-sa politique culturelle, avec la création du festival musical et théâtral SIGMA ;
-sa promotion de l’intercommunalité, Bordeaux étant l’une des 1ères communautés urbaines de France.
Cette ambition globale pour Bordeaux a cependant des revers de médaille : Bordeaux n’a eu quasiment que deux maires, Chaban-Delmas et Juppé…
Chaban-Delmas a initié la métropolisation du pays : il a déplacé l’échelle communale. Cependant, Bordeaux a fini par absorber les richesses. Chaban-Delmas voulait changer le pays mais, paradoxalement, il a contribué avec Juppé à rendre sa ville plus exclusive et moins abordable.
Le gilet jaune, dont les manifestants ont revêtu la statue de Chaban-Delmas l’année dernière, revêt une symbolique ironique quand l’on sait que Chaban-Delmas prônait le renouveau après Mai 68.
On arrive aujourd’hui à la fin du modèle métropolitain.
Peut-on revenir sur le parcours de Jacques Chirac à la Mairie de Paris ? Dans quelle mesure a-t-il utilisé Paris pour faire campagne aux présidentielles ?
Chirac n’a pas eu de prédécesseur, il a été le 1er maire de Paris, avec toute la symbolique de la capitale dans l’histoire de France.
Chirac revendiquait, certes, un double enracinement : rural et urbain. Mais il se présentait comme le 1er des maires, en capacité de porter ses revendications dans toutes les institutions.
Il a inventé le statut de maire de Paris, à travers l’instauration d’un protocole, l’usage qu’il a fait des cérémonies et commémorations comme celles liées à la Libération, mais aussi la création de l’Association internationale des villes francophones destinée à tisser des liens avec d’autres capitales et à développer une certaine diplomatie.
En outre, il est arrivé à la mairie de Paris à l’époque des grands travaux menés par François Mitterrand, dont il a pu bénéficier sans y contribuer financièrement.
Chirac incarne encore aujourd’hui une « époque sympathique ». Il a su démontrer son action sur des sujets du quotidien, tels que les déjections canines, avec l’apparition des fameuses « chiraclettes »
Pourquoi dis-tu de Frêche qu’il est le « dernier des grands maires » ?
Georges Frêche est, selon moi, le dernier de ces figures tutélaires, avant l’arrivée d’une nouvelle époque. Il n’était pas natif de Montpellier et rêvait d’être maire de Toulouse. C’est son arrivée, comme professeur à la faculté de droit de Montpellier 1, qui a déterminé son ascension dans cette ville. Frêche, c’est l’alliance du savant et du politique : pour lui vie politique et vie de la cité se rejoignent. C’est un grand érudit, doté d’une vision de l’histoire et doué d’un véritable sens de la communication.
Frêche a rêvé sa ville, en créant un quartier Antigone, en faisant appel à des publicitaires pour vendre sa ville (slogan « Montpellier, la surdouée »).
La suppression du cumul des mandats permet-il de mettre fin à ces maires tutélaires ?
La suppression du cumul des mandats constitue une rupture majeure et a conduit à l’arrivée d’une nouvelle génération de maires. L’idée de ce livre est partie d’un paradoxe entre l’affaiblissement du pouvoir des maires et l’appel qui leur a été fait par Emmanuel Macron, à la suite du mouvement des « gilets jaunes ». Le fait qu’ils aient constitué des figures tutélaires les rend populaires.
L’alternance est-elle une condition de la transformation des villes ?
L’alternance n’a pas nécessairement de lien de causalité avec la transformation d’une ville, mais il y a néanmoins un lien de corrélation entre les deux.
Ces figures tutélaires ont-elles été précurseurs en matière d’environnement ?
La question environnementale n’était pas centrale sur une grande partie de la période étudiée, et on peut constater aujourd’hui des erreurs sur ce plan (Chaban qui supprime le tramway de Bordeaux, Defferre qui mène une politique du tout voiture). En fin de période, on voit cependant apparaître des initiatives importantes comme le tramway mis en place par Frêche à Montpellier.
Cette mégalomanie n’est-elle pas un peu dépassée ?
Elle reste inhérente à l’exercice du pouvoir politique.
Cependant, il s’agit davantage de faire converger les intérêts publics et privés, chez ces édiles.
Parles-tu des liens entre ces élus et l’administration municipale dans ton ouvrage ?
Non, car je souhaitais me concentrer sur la trajectoire politique de ces hommes et non aborder leurs relations avec l’administration.
J’ai néanmoins interrogé des fonctionnaires, au cours de mes recherches.
Je mentionne également, dans le chapitre consacré à Chirac, que ce dernier s’est attaché à recruter des énarques au sein de son administration.
Sur quels autres maires souhaiterais-tu consacrer ton prochain ouvrage, si tu te livrais à cet exercice sur la période contemporaine ?
Dans cette hypothèse, il serait impensable de ne pas avoir de portraits de femmes.
Je pense notamment à Martine Aubry, à Johanna Rolland, à Anne Hidalgo…
Comment succède-t-on à de telles figures politiques ?
Il y a plusieurs cas de figures. Quelques successions sans heurt, avec Pierre Mauroy qui s’inscrit dans la tradition socialiste lilloise du passage de témoin avec Martine Aubry. Plus souvent, la succession est difficile et l’adoubement finir par virer à la réalité, comme cela s’est passé avec Gaston Defferre, qui est mort en poste la nuit après avoir perdu le contrôle de la fédération socialiste des Bouches-du-Rhône.
Les maires sont-ils véritablement des sentinelles de la République ? Ne sont-ils pas plutôt les gardiens de leurs propres ambitions ?
Le terme de « sentinelle » m’a été suggéré par mon éditeur. Au départ, je m’interrogeais sur sa pertinence, car je craignais qu’il ne soit trop mélioratif.
Pour autant, je l’ai conservé, car le terme de « sentinelle » fait référence à quelqu’un qui est en alerte, ce qui correspond bien à ces maires.
En effet, tous avaient une très bonne connaissance de leur ville et des dossiers.
As-tu veillé à rédiger cet ouvrage comme un fonctionnaire (neutre) ou t’es-tu glissé dans la peau d’un écrivain ?
Mon 1er ouvrage était académique, car il était issu de mes recherches universitaires. Dans ce 2ème livre, j’ai souhaité adopter une approche plus littéraire et personnelle.
Pour autant, il me semble que j’ai fait la part des choses dans ces portraits, en veillant à ne pas me positionner en critique systématique, ni à me répandre en éloges. Par exemple, pour Jacques Médecin, à Nice, le personnage était quasi indéfendable. Il s’agit toutefois d’une personnalité truculente, qui se prête bien à cet exercice de portraitiste.
Pourquoi n’as-tu pas fait le portrait de femmes maires dans ton livre ?
Comme je l’explique dans le chapitre introductif de mon ouvrage, je n’ai pas dressé de portraits de femmes maires en raison de l’époque que j’aborde.
Je ne souhaitais pas traiter de la période actuelle, afin de conserver un certain recul sur les personnalités que je décris.