Ces couleurs chaudes de gré rose, de crème et d’orange ; ces cours d’eau qui coulent sereinement vers le Rhin ; ce calme en plein centre-ville, bercé par le va-et-vient des bicyclettes et du tramway… C’est indéniable, il y a de la douceur dans la vie à Strasbourg.
Située au carrefour des peuples du croissant rhénan, au cœur de l’Europe, jouissant à la fois d’un riche patrimoine et d’une situation, Strasbourg est une belle rentière gâtée par son histoire, à la fois alsacienne, franco-allemande et européenne.
Une métropole à l’identité plurielle
Alsacienne, Strasbourg l’est dans sa langue, dans sa gastronomie et dans son architecture. On y entend le français avec un très sympathique accent germanique. On y mange des choucroutes, des bretzels et des tartes flambées, accompagnées de bières locales telles que la Meteor ou la Kronenbourg. On y voit de jolis blocs de grès des Vosges, de petites maisons à colombages et des toits pentus recouverts de petites tuiles, que l’on dit “en queue de castor”, mais qui pourraient aussi bien faire penser à l’écaille d’une truite pêchée dans le Rhin.
Franco-allemande, elle offre à la fois les symboles de la « Grande Nation » et les traits du monde germanique. L’attachement et l’affection que lui portent mutuellement la France et l’Allemagne expliquent peut-être que Strasbourg, pourtant située à l’épicentre des conflits franco-allemands, ait été relativement épargnée par les destructions, et sache piocher de part et d’autre du Rhin les bonnes cartes de son jeu urbain.
Le quartier de la Neustadt (nouvelle ville, en Allemand), illustre bien l’apport de cette histoire binationale. Après le rattachement de Strasbourg à l’Empire, la nouvelle municipalité négocie en 1875 avec le pouvoir impérial allemand une extension urbaine de près de 380 hectares, triplant la superficie de la ville. Elle en confie le plan au Strasbourgeois Jean-Geoffroy Conrath, resté architecte en chef de la ville malgré le changement de régime. Celui-ci s’inspire du classicisme haussmannien et de la modernité urbanistique allemande pour concevoir ce nouveau quartier. Il donne lieu à l’aménagement d’un réseau de promenades, de jardins et de berges arborées qui font aujourd’hui encore de Strasbourg une ville très verte et aérée.
Le caractère binational de Strasbourg se traduit aussi dans l’apprentissage des langues à l’école, à l’instar de l’ensemble de l’Académie d’Alsace : 98% des élèves du primaire y ont un cours d’allemand, et 16% d’entre eux y suivent un cursus paritaire bilingue (12 heures de cours en Allemand, 12 en Français).
Située à la croisée des mondes latins et germaniques, c’est naturellement que Strasbourg est européenne. Au-delà de son statut de siège de nombreuses institutions de l’Europe, Strasbourg est européenne par cet esprit d’hospitalité, de tolérance et d’ouverture qui la caractérise, et que d’aucuns rattachent à l’ « humanisme rhénan » dont elle accueillit certains des penseurs à la Renaissance. Cette centralité dans l’Europe contemporaine, Strasbourg la doit aussi à son emprise sur le Rhin, dont les nécessités d’une gestion transnationale donnèrent naissance à la première organisation internationale du monde en 1815. « Il y a toute l’histoire de l’Europe dans ce fleuve des guerriers et des penseurs » écrivit Victor Hugo.
Strasbourg s’approprie de façon harmonieuse ces différents héritages. Son patrimoine historique est d’autant plus riche qu’il englobe plusieurs legs culturels. Sa position géographique est d’autant plus profitable qu’elle s’ouvre aux échanges et aux coopérations par-delà les frontières.
Une métropole au cadre de vie bien aménagé
Il ne lui suffit pas d’être bien née, bien faite et bien placée, il lui faut en plus être soigneuse et rusée. De ces soins réguliers qui conservent et mettent en valeur. De cette ruse entièrement tournée vers le bien-être et la prospérité, le confort et la durabilité.
Et pour preuve, Strasbourg la rusée déploie ses tramways partout où elle croît depuis plus de trente ans désormais. Ces tramways élégants, fiables et silencieux qui sillonnent la ville, elle les doit à une décision pionnière de sa Mairie, qui eut l’audace d’y investir massivement au début des années 1990. Les 400 000 passagers qu’ils transportent chaque jour témoignent d’eux-mêmes de la réussite de ce pur produit du service public local.
Le réseau de tramway s’inscrit dans une vision d’ensemble de l’aménagement strasbourgeois. Là où le tram passe, la verdure pousse et la voiture recule. Dans leurs sillons, les trams charrient des pelouses, des allées d’arbres, des voies piétonnes et des pistes cyclables. Leurs axes ont libéré le centre-ville de la congestion automobile et de ses nuisances. Ils ont accompagné de façon systématique le renouvellement urbain et le développement des nouveaux quartiers, comme celui des Deux-Rives. Ils confèrent à l’ensemble une certaine homogénéité dans la qualité de l’espace public.
Résultat, Strasbourg est sans doute la métropole française la plus en pointe en termes de cadre de vie durable. La part modale du vélo dans la ville y est de 16% dans les déplacements domicile – travail, plus de 2 fois supérieure à celle de Lyon (6%) et 4 fois celle de Paris (4%). En 2016, sa population jouissait de 116 m² d’espaces verts par habitant, contre 48 m² par habitant en moyenne dans les 50 plus grandes villes en France. Certes, il en a fallu, des chantiers, et des changements d’habitudes depuis les années 1990. Et cette stratégie a un coût pour les finances locales et le contribuable. Mais les Strasbourgeois et les visiteurs y jouissent d’un environnement doux et sain, propice au bien-être et à l’épanouissement de chacun.
Ces bénéfices dont jouissent aujourd’hui les Strasbourgeois, ils les doivent à une politique entreprenante et cohérente dans le temps long. Strasbourg la rentière ne fait pas que profiter de son patrimoine et de sa situation, elle perçoit aussi les dividendes de ses actions dans le développement durable.
Une métropole attractive en pleine croissance
Evidemment dès lors, que Strasbourg soit attractive. Une ville belle, agréable à vivre, ouverte sur l’Europe et sur le monde. Que demande le peuple ? Ses universités, laboratoires et instituts accueillent de plus en plus d’étudiants, de chercheurs et d’enseignants, dont l’intelligence irrigue le tissu économique local. Des filières d’excellence poussent dans cet écosystème fertile, créant de la valeur, de l’emploi et de nouvelles ressources pour le développement du territoire.
Là encore, Strasbourg s’appuie sur ses particularités historiques et géographiques pour alimenter son développement économique. Sa proximité avec le monde germanique facilite l’attrait d’entreprises allemandes telles que Adidas, qui a installé son siège français dans le nouveau quartier de la Meinau, ou encore la société Karl Storz, spécialisée dans l’endoscopie, qui a participé à la fondation de L’Institut de Chirurgie Guidée par l’Image, un centre de recherche et de soins à rayonnement international. Sa localisation sur le bord du Rhin lui permet de s’insérer pleinement dans les échanges internationaux. Le Port Autonome de Strasbourg, 2ème port fluvial en France, accueille plus de 300 entreprises et fait transiter chaque année plus de 400 000 conteneurs, 50 millions de tonnes de marchandises, vers Rotterdam et Anvers.
Attractive, Strasbourg voit logiquement sa population croître, gagnant près de 15 000 habitants entre 2011 et 2016. En conséquence, son plan local d’urbanisme porte, à date de 2019, l’ambition d’accueillir 50 000 habitants supplémentaires à l’horizon 2030, ce qui appelle la construction de 3000 logements neufs par an, ainsi que les équipements publics associés.
Une métropole qui conjugue l’existant et la nouveauté
Pour répondre à ces besoins de logements et d’équipements nouveaux, Strasbourg a jusqu’à présent été particulièrement douée pour concilier le moderne et l’ancien, les constructions neuves et la mise en valeur de l’existant.
De nombreuses opérations d’aménagement ont rénové ou créé des quartiers entiers, avec un souci de développement durable et de préservation du patrimoine historique. Dans l’écoquartier du Danube, la tour Elithis se targue de fonctionner à énergie positive, produisant plus d’énergie qu’elle n’en consomme.
Sur la Presqu’Île André Malraux, le môle portuaire Seegmuller des années 1930 a été reconverti en un quartier mixte. Les anciens bâtiments portuaires hébergent désormais une grande médiathèque, des logements et des commerces, l’alignement du quai a été préservé, deux anciennes grues restaurées. Les briques et structures en béton armé rappelent l’histoire industrielle du lieu, qui lui confère une identité forte.
Cette logique est aussi mise en œuvre dans le centre-ville historique : prenant place dans la vieille ville, son Musée d’Art Moderne se fond dans le paysage de la Petite France ; située à l’entrée de l’hyper-centre, la gare ferroviaire a été recouverte d’une grande verrière ovale, qui augmente ses capacités tout en laissant la lumière naturelle éclairer sa belle architecture classique.
Autre marqueur typique de l’urbanisme strasbourgeois, la Municipalité favorise depuis 2005 l’éclosion de projets d’habitat partagé en « promotion inversée » ou « autopromotion ». Des particuliers s’organisent pour porter un projet, acquérir une parcelle auprès de la ville et y faire construire des logements dont ils choisissent eux-mêmes la conception. Il en ressort des maisons collectives charmantes, ingénieuses et résolument différentes, qui nous montrent concrètement qu’il est possible de vivre différemment -et mieux- même en ville.
Une métropole confrontée aux crises contemporaines
Malgré ses atouts spécifiques, Strasbourg ne semble pas avoir trouvé de solution miracle aux grands problèmes de notre société contemporaine, traversée par ce qu’Edgar Morin appelle une “polycrise”, qui décline ses différentes dimensions à toutes les échelles du territoire.
Crise environnementale. Quelle que soit sa qualité, le développement urbain de Strasbourg procède depuis plusieurs siècles par annexion de petits hameaux, consommation de foncier agricole et expropriations. Ces terres prises à la Terre servent de support aux ensembles de logements édifiés pour les populations chassées des centres-villes par la gentrification et les travaux de restructuration, ou pour les nouveaux arrivants. Elles servent aussi à accueillir des zones d’activités économiques ou industrielles, et des infrastructures. L’autoroute du « Grand Contournement Ouest », par exemple, vise certes à désengorger l’A35 passant par Strasbourg et à y réduire la pollution, mais elle consommerait près de 300 hectares arables, et menacerait l’habitat naturel de nombreuses espèces animales. Jusqu’où faudra-t-il pousser la bétonisation des sols et la construction de routes pour alimenter l’urbanisation ? Comment trouver un mode de développement qui respecte véritablement l’environnement ?
Crise sociale et culturelle. Quelle que soit ses valeurs d’ouverture et de tolérance, Strasbourg a eu tendance à concentrer les immigrés qui font une grande part de sa croissance démographique dans certains quartiers. Si la population d’immigrés représente 16% dans la Métropole de Strasbourg (contre 9% en moyenne nationale), ils sont sur-représentés dans les quartiers prioritaires (définis comme tels en raison notamment de leurs forts taux de chômage et de pauvreté), tels que Hautepierre (36%), Cronenbourg (31%), et le Neuhof (25%). A l’instar d’autres métropoles en France, Strasbourg exclut, laissant la part belle aux replis communautaires et à l’impression d’une ghettoïsation de certains quartiers. C’est un natif du quartier du Neuhof qui a commis l’attentat terroriste au Marché de Noël en décembre 2018. Comment mettre un terme au cycle de l’exclusion et de la violence ? Comment créer un sentiment d’appartenance commune à tous ses habitants, quelles que soient leurs origines ?
Crise sociale et économique. Alors qu’elle paraît très prospère, Strasbourg est aussi la 3ème grande ville la plus inégalitaire en France en termes d’écart de revenu entre les 20% plus riches et les 20% plus pauvres. Son taux de pauvreté (22%) et son taux de chômage (16%) dépassent de plus de 6 points les moyennes nationales. Comme dans d’autres métropoles, la répartition des richesses ne satisfait plus une part croissante de la population. Strasbourg a été un foyer important de protestation des « Gilets Jaunes ». Le système économique doit-il forcément créer des inégalités ? Jusqu’où notre société pourra-t-elle faire coexister des habitants aux conditions de vie matérielles si contrastées ?
Crise démocratique et institutionnelle. En 2014, Strasbourg n’avait vu que 42% de ses électeurs voter aux élections du Parlement de l’Union Européenne. Le taux de participation s’est depuis ressaisi, à près de 50% en 2019. Mais il reste paradoxal que dans cette ville qui se revendique capitale de l’Europe, près de la moitié des citoyens ne participent pas au processus démocratique de choix des représentants européens. Nos instances électives peuvent-elles encore revendiquer une légitimité devant un tel désintérêt des électeurs ? Comment réformer nos institutions dans ce contexte de crise de la démocratie ?
Auteur : Michaël Calais est administrateur territorial. Parisien d’origine sud-coréenne, il se passionne pour le développement territorial, la transition écologique et les projets urbains. L’Institut national des études territoriales (INET) a été implanté dès sa création à Strasbourg.